vendredi 4 juin 2021

La Tombe de Batman .

 




Il a un âge respectable et une dévotion sans faille envers feux ses anciens patrons et leur fils devenu orphelin trop jeune.
Chaque semaine, Alfred Pennyworth entretient leurs tombes avec une ferveur presque religieuse , ainsi que celle qu’ils avaient préparée pour ne jamais être séparés de leur enfant unique et choyé, même dans la mort. La tombe de Bruce Wayne.
Et depuis que Bruce est rentré à Gotham City, Alfred Pennyworth le sent dans ses veines, jusque dans ses os : cette tombe, il la verra remplie avant son propre trépas. 

Une soirée ordinaire à Gotham ne le serait pas si un couple ne se faisait pas braquer dans une ruelle à la sortie d’un cinéma. C’est ce qui arrive à un inspecteur de police et son époux. Mais ce soir, un démon veille. Un gardien implacable. Et trois malfrats sont mis K.O par la chauve-souris Gothamite.
Mais les nuits sont longues à Gotham et Batman se rend sur la scène d’un crime étrange avant de rentrer à la bat-cave où l’attend le sarcastique Alfred.
De fils en aiguilles, le chevalier noir fait le lien entre des tentatives de meurtres et d’autres homicides. Quelqu’un élimine des cibles bien spécifiques dans un but encore obscur. 

Ainsi débute The Batman’s Grave ( La tombe de Batman ), scénarisé par Warren Ellis et mis en images par Bryan Hitch.
Nos deux compères font parties de ces talents que DC et Marvel débauchèrent dès les années 80 au Royaume-Uni, ne se limitant plus à la seule Amérique du Nord. 
Ellis , en auteur avec un grand « a » est bien connu dans le milieu pour ses marottes récurrentes, ses tics d’écriture et son immense culture humaine et scientifique. Également romancier ( il a écrit deux polars bien noirs et déjantés ) , le voir débarquer sur Batman est un moment d’excitation totale. 

Il place sont récit hors-continuité – c'est-à-dire qu’il fait un peu ce qu’il veut tant qu’il reste dans les rails du concept de base et que tout cela n’aura aucune incidence sur les séries mensuelles associées au personnage ( comme un réalisateur avec son film en somme ). 





Tortueuse sans être abscons, l’intrigue enchaîne les moments de suspense, l’action échevelée et les passages plus intimistes entre Batman et Gordon ainsi qu’entre Bruce et Alfred. 
Ellis dissèque autant l’implication ,dans un monde qu’il tente le plus possible de faire coller au nôtre, de l’existence d’un être tel que Batman ( faille sociétale que cela suppose , effets sur les forces de police et les institutions judiciaires ou médicales – le directeur de l’Asile ne cache pas rêver de le voir derrière une vitre pour l’étudier ) que les méandres et les illusions de la psyché de Bruce Wayne.

Un Bruce Wayne encore assez jeune pour n’avoir aucune bat-family autour de lui mais avec assez d’expérience pour être LE Batman, un Batman dont l’idéalisme l’empêche parfois de voir au-delà de ses aspirations et illusions ( «  Vous voyez la Police comme vous voyez Jim Gordon. » Phrase lapidaire, courte et juste alors même que certaines « bavures » nous sont dévoilées sans chichi. Au point que le lecteur en vient à se demander "  Est-ce que le parangon de vertu qu’est le commissaire Gordon ferme parfois les yeux ?" Renvoyant le lecteur lui-même à ses illusions romantiques sur la nature de certains personnages. Et tout ça l’air de rien, sans surligner jamais le propos )

Et c’est là,dans des dialogues savoureux presque montés comme des échanges de tennis de table entre Bruce et Alfred que Warren Ellis se fait le plus mordant sur l’état d’une ville comme Gotham, reflet à peine déformé et grossissant des sociétés occidentales modernes. 







Le dessin de Bryan Hitch est musclé : non seulement les détails foisonnent dans un style pseudo-réaliste du plus bel effet mais Warren Ellis a semble-t-il bien compris que le meilleur moyen de servir un récit prenant n’était pas que de travailler le scénario. Mais aussi de laisser pas mal de liberté dans la narration à son comparse.
Le découpage est tellement fluide et rigoureux que tout l’album pourrait servir de scénario story-boardé.
Hitch nous entraîne dans de nombreuses scènes d’actions à couper le souffle et renouvelle à chaque occasion les situations et les angles de vues.
Jamais le sentiment de répétition ne se fait sentir . L’imagerie trouve un juste milieu entre l’aspect comic book et l’envie de réalisme.
Le dessinateur a un style très cinématographique que cela soit dans les scènes dantesques ( The Authority, déjà avec Ellis ou The Ultimates avec Mark Millar l’ont prouvé par le passé, voir ci-dessous ) que dans les combats au corps à corps et sa mise en page permet une lecture de l’action comme si l’on était face à son écran géant. On prend son pied de voir celui de Batounet fracasser des genoux.

The Authority.
              










The Ultimates.

Ellis et Hitch évitent en outre de nous servir un adversaire connu , bien qu’inspiré par l’une ou l’autre figure fugacement apparue dans les comics ou quelques dessins-animés. Point de Joker ou d’Homme-Mystère, les deux britanniques offrent un adversaire si pas totalement inédit au moins totalement refondu, se plaçant dans la veine de l’approche de Christopher Nolan sur le sujet tout en n’adoptant pas l’approche de «  minimalisme colossal » que Pierre Berthomieu colle au réalisateur anglais ( dans sa trilogie d’essais sur Hollywood aux éditions Rouge Profond. C’est énorme mais c’est fascinant). 

Batman se retrouve donc, et le lecteur avec, embarqué dans une aventure où il sera difficile de voir les coups venir assez en amont pour tous les éviter. Avec intelligence, ludisme et envie de sincèrement livrer une histoire solide avec plus d’un niveau de lecture, Ellis et Hitch entraîne Batman dans un classique instantané, rejoignant le très bon «  White Knight » , si différent pourtant dans son traitement.

Prouvant une fois de plus que le concept de Batman peut être décliné, autopsié, remué encore et encore sans le répéter pour peu que le talent, le travail et l’envie de se plonger sans cynisme dans Gotham soient au rendez-vous.
Au vu des sorties actuelles dans le bat-verse (à la qualité discutable selon les titres ), voila donc une bouffée d’air salutaire dont on reprendrait bien. Chaudement recommandé.