
Le monde est chamboulé, et celui du cinéma s’apprête à l’être également.
King Kong sort sur les écrans.
Ses réalisateurs, Merian Cooper et Ernest Shoedsack délivrent un film qui fait encore date aujourd’hui. Mais d’où vient-il, ce puissant Kong, premier mythe généré par le cinéma ? Quelles forces obscures l’ont fait surgir comme une évidence à deux réalisateurs qui jusque-là tournaient au plus près du réel ?
C’est la question que s’est posée Michel Le Bris. Et pour y répondre, il nous entraîne dans la vie de ces deux hommes. Une vie faite d’aventures, de dangers, de traumas à extérioriser.
Nos deux lascars se rencontrent en 1919, dans une Vienne laissée aux mains des troupes alliées Italiennes qui, comme tous bons occupants, mettent à sac , imposent leur loi du vainqueurs aux vaincus.
Cooper est un pilote , Ernest , lui, a filmé l’horreur des tranchées. Une amitié indéfectible va naître entre eux deux. Elle les mènera dans les régions les plus meurtrières du monde : l’Europe de l’est post-révolution rouge , les jungles du Siam à la recherche des tigres mangeurs d’hommes, etc…jusque dans cet univers impitoyable. Non, pas Dallas, Hollywood ! Et la création de la Pan Am, comme ça, en passant.
Coop et Shorty ( comme ils se surnommaient ) ont traversé les révolutions humaines et techniques. C'est autant à une biographie historique incroyable qu'à un morceau de l'histoire du cinéma que l'écrivain nous convie.
Michel Le Bris s’attache à Cooper comme protagoniste principal.
Bien qu’extrêmement riche en personnages, le roman n’est pas à proprement parler choral, et ce même si divers courriers envoyés au héros donnent le point de vue et les ressentis de plusieurs de ses compagnons. En traversant le monde , Cooper et son nouveau meilleur ami fuient une vie ordinaire. Comment revenir derrière un bureau après avoir vécu la grand boucherie de 14-18, assisté aux horreurs de l’humain sur l’humain ? La guerre a ouvert un gouffre en eux et ils n’auront de cesse que de vouloir le définir.
Armé d’un souffle épique et d’un sens du mot (les phrases et leurs enchaînements sont une mécanique suisse des mieux réglées ), Le Bris narre les aventures de deux êtres hors du commun et des hommes et femmes, souvent remarquables, qui les ont suivis au cours de leurs vies.
D’un coin à l’autre du monde , le sudiste conservateur Cooper farouchement anticommuniste mais détestant que l’homme exploite ses frères plus faibles , et son géant ami du Midwest agricole vont traverser les recoins inconnus, cherchant le cœur noir du monde.
Sur plus de 900 pages , Michel Le Bris nous entraîne dans des aventures parfois à peine croyables. Pourtant, l’homme a passé 8 ans à écrire son roman, 8 ans de recherches, de compulsion d’ouvrages, pour coller au plus près au réel, donnant à cette grande fresque littéraire une substance qui serait au roman ce que Cecile B.Demille était au cinéma.
La fluidité de l’ensemble est remarquable, alors que l’auteur prend soin de , très souvent , raconter à reculons des événements : le flashback intervient souvent mais jamais il ne nous perd. Comment y aller autrement, alors que le héros et ses amis les plus proches vivent dans un présent hanté par le passé ?
Alors que les pensées de Cooper nous sont accessibles ( personnage-outil de l’auteur oblige ), Le Bris prend soin de définir les attitudes, les gestes des personnages secondaires ( Ernest donc, mais aussi Fay Wray, Juan Trippe ; google est votre ami ) pour illustrer par le verbe leurs états d’esprits, dessiner les contours de leurs personnalités et faire apparaître la flamme qui les anime. Autant feu réchauffant, guide dans les ténèbres mais peut-être aussi cet incendie personnel qui pourrait les consumer s’il devait le laisser se répandre en eux.
Grand roman d’aventures , reconstitution d’une époque et de lieux tour à tour exotiques, dangereux ou communs, Kong est un pavé immense ; immense en page ,immense en mots, immense en émotions fortes et en expériences et expérimentations.
Kong est un livre servi par le talent d’un auteur dont l’ambition romanesque est manifeste, presque palpable,tel un Shoedsack dont la caméra restait à portée de main pour capturer l’essence d’un moment, Le Bris se sert de sa plume pour nous coller dans une vie tumultueuse et riche en événements, presque trop pour y croire si cela avait été une pure fiction.
Mais la réalité dépeinte ici écrase toute fiction. Sauf celle de King Kong , cette fiction empreinte de la réalité de ses pères, de leurs expériences uniques, tragiques, folles et belles. Les tumultes de l'Histoire, ce maelström indomptable,les affres et les joies privés ainsi que la découverte de mondes presque perdus,tous nous poussent inexorablement, page après page, vers Skull Island, vers cet espace infernal et vert (en noir&blanc pourtant) où réside une créature paradoxale, une somme d'expériences et de visions du monde.
Vers une vision fictionnelle conçue pour dire le réel.
Car King Kong n'est pas un film d'aventures pour enfants et adolescents. C'est un film d'horreurs ( au pluriel, oui ! ). Kong est présenté comme un démon , un mangeur d'homme , un bourrin déchiquetant du T-Rex au petit déjeuner et joue avec le reste du cadavre pour faire passer la digestion. Kong est une entité absolue. Il est l’incarnation de toute notre rage, nos pires instincts, notre barbarie, notre violence. Il est la noirceur du monde, la mort, la guerre, la catastrophe, l’incroyable et le terrifiant. Et pourtant, quand il meurt, nous sommes tristes. Pourquoi ?
Parce qu’il a été intelligemment ré-écrit par Ruth Rose, la femme de Schoedsack, qui a fait de l’histoire une métaphore de la Belle et la Bête. On lui doit notamment le proverbe arabe qui ouvre le film et sa conclusion.Rose introduit un élément indispensable : Kong a une motivation, un arc. Il est le dieu de son île, le roi, mais devant Ann (Fay Wray , qui portait une perruque blonde : elle était brune), il est possédé par sa beauté et c’est ce qui va le mener à sa perte/Pas la virilité des hommes ou des monstres. Le concept même de beauté.Et de là naît un regard de désir qui ne devrait pas exister ,qui passe par le sexe mais qui va bien au-delà du sexe, c’est l’idée d’être fasciné par quelque chose qui nous dépasse, Ann l’incarne pour Kong et Kong l’incarne pour nous. L'anti-héros romantique qu'est Kong est une lecture moderne. Il ne l'était pas avant les remakes.
Écrire, c'est un peu comme jouer aux échecs face à soi-même : il faut placer ses pièces, les faire se mouvoir avec intelligence et y mettre ses tripes et son cœur. Alors seulement, le lecteur qui assistera à la partie se sentira concerné, captivé et à la merci de ce talent précieux qu'est celui de faire vivre devant nous des personnages et des situations capables de nous soulever, de nous émouvoir , de nous passionner.
Et transmette cette flamme qui animait les personnages à nos esprits, le temps d'une lecture, d'un visionnage, ou le temps d'une vie...
Les créateurs de King Kong l'ont fait. Et Michel Le Bris nous narre, avec la même détermination ce qui les a conduit à allumer des flammes dans la nuit.
"Nous ne pouvions pas comprendre parce que nous étions trop loin et que nous ne nous rappelions plus, parce que nous voyagions dans la nuit des premiers âges, de ces âges disparus sans laisser à peine un signe et nul souvenir. ... "
Joseph Conrad, Le cœur des ténèbres.
"Chaque explorateur portait le rêve d'un monde perdu - par lui seul retrouvé."
Michel Le Bris, Kong