mercredi 1 novembre 2017

L’œil du privé.

Le cloud a explosé. Dans l’orage numérique qui en a résulté, toutes les données sont devenues accessibles. Celles que l’on exhibait et celles, plus obscures, plus intimes, que l’on cachait : nos notes cryptées, de nos recherches google  à youporn. Des familles se sont déchirées, des carrières ont été brisées, des vies broyées. 60 ans plus tard, l’anonymat est la denrée la plus précieuse et internet a disparu. Le 4éme amendement est exécuté de manière extrême, entrainant la disparition de la police au profit de la presse (le 4éme pouvoir), garante de l’information à diffuser ou non. Les paparazzi , détectives privés de l’époque, sont des criminels. P.I ( à lire en anglais, Pi aïe ) est l’un deux. Et lorsque sa nouvelle cliente est assassinée, c’est le début des emmerdes, comme dans tout bon polar (ou même les mauvais) qui se respecte.



Brian K. Vaughan est l’un des scénaristes américains de comics les plus intéressants du moment. Et probablement l’un des plus barrés ( avec Jason Aaron ). Adepte des concepts extrêmes ( une situation courante est disparait soudain ) qui lui permettent de scruter à la loupe des comportements sociologiques actuels, Vaughan semble se faire un malin plaisir à pointer les travers des sociétés non pas en nous moralisant mais en nous plongeant dans un monde différent qu’il nous s’agira d’appréhender au fur et à mesure.
Mais l’homme est un malin. Pour éviter de nous perdre, il va ré-utiliser des codes que nous connaissons. Ainsi, c’est tout l’univers des polars et romans noirs qui sert ici de matrice narrative. Le décorum change, les codes restent. Ainsi que les bonnes habitudes de l’auteur.




Qu’il s’agisse d’œuvres personnelles comme Y,le dernier homme, Ex-Machina ou Saga tout en passant par des univers qu’il n’a pas créé ( X-men ou Buffy ) , Vaughan a toujours pris grand soin de dépeindre des personnages multidimensionnels , ils ont un vécu, une histoire, une psychologie propre. Rien d’étonnant à ce qu’il ait préféré jouer avec Faith Lehane plutôt qu’avec Buffy Summers lorsqu’il livra 5 épisodes de la 8éme saison ,au format comic book, de la série centrée sur la célèbre tueuse de vampires et autres démons. L’on retrouve ce soin ici, avec une nuance : dans un monde où le droit au secret (plus qu’à l’oubli numérique, cet outil n’existant quasiment plus) et à l’anonymat en rue sont rois (via des moyens …surprenant, je vous laisse découvrir les choses ), les personnages , dont on devine un vécu au détour d’une case ou d’un dialogue, ne se livreront pas forcément facilement. Et réserveront même parfois quelques surprises.

Je parlais codes et décorum plus haut, arguant que les codes nous permettaient de nous y retrouver dans un monde fantasmé et différent du nôtre. Et bien c’est le cas : enlevez la couche futuriste et qu’avons-nous ? La presse papier est encore lue, la télé (la teevee) est présente dans tous les foyers et reste le divertissement de masse préféré de la population. Le retour des années 50 en 2076 , le nouvel âge d’or du roman à la Chandler (non, pas celui de FRIENDS). Mais tout en étant un regard posé sur le passé (avec une couche de polish ) , Vaughan n’en oublie pas de scruter l’avenir et ne fait pas l’impasse sur les conséquences de nos comportements actuels qui auront des répercussions certains et certaines répercussions.



Lui et son dessinateur, l’espagnol (ou catalan, dur à dire de nos jours puisqu’il est né à Barcelone ) Marcos Martìn , ont choisi de s’éloigner des clichés instillés dans l’esprit du public depuis le Blade Runner de Ridley Scott, chef-d’œuvre visuel à l’intrigue congrue. Si les gratte-ciels pullulent, c’est une approche plus propre et colorée que les nos deux compères nous livrent ici. Point de pluie éternelle ou de nuages noirs sur nos têtes ( le cloud a sauté après tout, non ? ) , la Californie est pleine de soleil et la lumière fait ressortir des couleurs parfois flashy voire excentriques. Les dessins de Martìn sont élégants, très fins mais non dénués de détails. Son découpage de l’action est lisible et agréable à suivre, parfois très inventif. L’ouvrage se présente dans un format inhabituel, à l’italienne : plus large que haut, comme en cinémascope. Après deux pages, on y est déjà habitué et ce n’est pas rédhibitoire.



La traduction est singnée Jérémy Manesse, que les lecteurs de comics en VF connaissent bien : il a travaillé (travaille encore ?  ) pour Panini Comics durant des années et étaient l’un des rares traducteurs à ne pas prendre l’eau dans cette barque ( non, un zodiac gonflé à l’hélium) qui résistent contre vents et marées en prenant pourtant l’eau. L’homme s’est fait la main sur quelques traductions casse-gueules où il était nécessaire de parfois inventer voir tordre la langue française pour coller au plus près d’un texte qui avait fait de même avec l’anglais. Hors, si la langue de Shakespeare se prête bien à ce genre d’écart, chez Molière, ça grince vite lorsque l’on sort des clous de manière trop voyante.

The Private Eye est donc une réussite, à défaut d’être un immanquable car il ne révolutionne rien. Il est carré, bien pensé, bien exécuté et possède autant d’âme que de message & discours sur l’actuel monde qui est le nôtre. Une utopie/dystopie post-moderne livrée dans un monde post-culturel. Cohérent avec son époque et avec les qualités de ses auteurs. Recommandé !

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