jeudi 26 juin 2025

La roussette noire. Absolument.

 Lors d'une sortie au Zoo avec sa classe, l'enseignant Thomas Wayne perd la vie face à un homme armé. Il a juste le temps de mettre à l'abri les enfants sous sa responsabilité, dont son propre fils, Bruce, en lieu sûr avant de succomber sous les balles. Enfermé dans la sanctuaire des chauve-souris, animaux qui le fascine, Bruce en sort déterminé à faire payer les criminels. 
Entré enfant de ce zoo, c'est un animal qui en ressort. Motivé et dopé par la haine qu'ilo voue à Joe Chill, l'assassin de son père, Bruce comprend qu'il doit voir large, très large. 
Étudiant brillant, il apprend tout ce qui lui sera nécessaire pour devenir ... Batman. 






Au début des années 2000 , Marvel Comics tente quelque chose. Alors que les X-Men font un joli score au box-office cinéma et que Spider-Man s'apprête à envahir les salles et tenir fièrement tête à Star Wars Episode II , l'éditeur réalise que ces films vont sans aucun doute attirer de nouveaux lecteurs. Mais il y a un hic. Les séries de super-héros sont conçues comme des soap-operas qui se diffusent dans les kiosques depuis...plus de 40 ans. Pour un lecteur novice, la tâche peut être ardue pour s'y retrouver dans l'histoire mouvementée des mutants et de l'araignée sympathique. 




Comment alors permettre aux nouveaux lecteurs potentiels de ne pas se sentir perdu ? En lançant une gamme parallèle, libérée du poids de la continuité ( le paradoxe étant : cette gamme finira bien vite par créer la sienne, c'est inévitable ). Ce sera la gamme ULTIMATE COMICS. Spider-Man y subit un lifting , les X-Men se font plus proches et aussi plus différents que ceux des films et enfin, les Ultimates deviendront l'équivalent des Avengers de cette gamme ( et ironiquement, les Avengers du cinéma seront fortement influencé par les Ultimates ). 






20 ans plus tard, c'est au tour de DC Comics de se lancer dans une tentative de recréer ses héros emblématiques dans un univers à part de la longue continuité sur laquelle sont posées nos héroïques figures. 

C'est Scott Snyder qui présidera au destin de cet autre Bruce Wayne , avec Nick Dragotta aux pinceaux.
Scott Snyder n'est pas un puceau dans le monde gothamite : après avoir fait ses preuves sur quelques épisodes de Detective Comics et s'être illustré sur une mini-série explorant les origines de Gotham, Snyder se voit offrir le Saint Graal, la série titre Batman lors du lancement de l'ère New 52 de l'éditeur aux deux lettres. 
Il s'y évertuera à secouer le cocotier et introduira un nouvel élément : La cour des Hiboux , un groupe de riches enculés portant un masque de Hiboux et se regroupant dans les arrières-courts et les ombres de la ville, décidant de son destin en fonction des besoins de leurs portefeuilles d'actions. Le hiboux étant le seul prédateur naturel de la chauve-souris, le duel fera date. Depuis lors , Snyder a continué à toucher à Batman par-ci par-là, pour le meilleur mais aussi parfois pour le pire. De quel côté de la balance penche donc cette nouvelle itération ? 


Visuellement d'abord, Nick Dragotta fait un travail superbe, un bonbon pour les yeux. Son trait en apparence simple, ne l'est pas. Il faut travailler comme un acharné pour obtenir un rendu si fluide, doux mais également plus détaillé que le premier regard ne laisse songer et capable de jongler avec tant d'ambiances différentes ( de l'intimiste au réaliste en passant par le pur body horror ; les lecteurs de East Of West, la série de SF apocalyptique qu'il a dessinée pour le scénariste Jonathan Hickman savent de quoi je parle ). Dragotta multiplie les approches : des micros cases au milieu de celles d'une taille convenable , des pages entières consacrées à un seul dessin imposant, etc...son découpage est dynamique et aide à créer une tension lors de la lecture.
Le gros bémol ? Le format de publication choisi par Urban Comics qui ne rend absolument pas hommage au travail acharné du bonhomme et qui demande presque une loupe pour lire les lettrages. Les plus optimistes pourraient attendre une hypothétique intégrale grand format et délaisser les sorties des albums ordinaires : ce qui nuirait au succès du titre.





Scénaristiquement ensuite , Scott Snyder pose son Batman dans un monde en proie aux problèmes sociaux et environnementaux que le monde réel subit de plein fouet en ce moment. En faisant de Bruce le fils d'un enseignant et d'une assistante sociale idéalistes, Snyder ne l'isole pas dans un manoir froid et loin des pulsions du cœur de la ville. C'est un garçon certes victime d'une horreur mais dont la mère est restée un pilier solide. Et surtout, surtout...Bruce a des amis issus du même milieu que le sien. Des amis comme Harvey Dent, Selina Kyle ( sa sœur de cœur , au pire ) , Ozzie Cobblepott , Waylon Jones et Ed Nygma. 

L'action débute presque comme une entrée classique dans l'univers de Batman. Un motard, casqué, anonyme, sillonne Gotham pendant que ses pensées sous sont exposées. Ce motard nous explique revenir à Gotham. Et là, surprise, ce motard n'est pas Bruce.
Snyder va jouer tout le long de ce primer recueil avec des références cinéma de Batman...pour nous prendre à revers. Et cela fonctionne même lorsque vous n'avez pas les références.

Pour le reste de l'intrigue, Snyder avance ses pions en posant une intrigue de thriller d'action servant à faire avancer son récit de présentation. Un gang, les bêtes de soirées, des tueurs fringués sur leur 31 et avançant sous un masque animal ( il a ses marottes le père Snyder ) sème la pagaille, le meurtre et la destruction dans Gotham City. Le tout sous fond de campagne de ré-élection du Maire Jim Gordon , ami des Wayne depuis de longues années. 










Une entrée en matière honorable, qui respecte les grandes lignes du mythe tout en jouant avec une nouvelle donne. Mais il est encore impossible de pleinement analyser ce que Snyder veut nous proposer tant on devine que derrière cette entrée se cachent une série de plats plus savoureux et tordus. 
Voici donc une série au haut potentiel, entre les mains d'un auteur qui n'a jamais demandé que de pouvoir pleinement secouer le monde Batman sans pouvoir totalement le faire en raison du statu quo imposé à sa contre-partie "officielle". 



mercredi 4 juin 2025

Le sourire de Mona Lisa et les dents de Gollum.

 


La Joconde , Gollum. Très similaires. Ah, j'en vois qui doutent. Laissez le Génie - je suis né le 15 avril, comme un certain...Da Vinci - éclairer votre lanterne.

Pchoufff ! ( oui, c'est euh, le bruit d'un éclair qui fait de la fumée après...ouais, à l'écrit c'est pas terrible ).



Bref, nous sommes à Florence ( aaaah, Florence...) en 1305.

À la chapelle Scrovegni se joue l'histoire de l'art. ( en même temps vous pensiez bien que j'allais pas parler cuisine. Je pourrais. Mais quel rapport, j’ai plus de genoux ! ).

Le peintre Giotto dépeint des personnes en 3 dimensions dans un espace en 3 dimensions.
Voila, la perspective est née. Le papa se porte bien. C’est que,mine de rien, il a fallu le temps avant que l'art Européen se décide à quitter le modèle de la 2D.

On ne percevait ni le poids, ni l'épaisseur etc... Certaines personnes semblaient occuper le même espace ( et pour montrer que certaines personnes étaient plus importants que d'autres, on modifiait la taille. La technique perdurera sous le nom de perspective signifiante plus tard mais je saute plus d'étapes qu'un obsédé sexuel).





Mais la réintroduction par Giotto de la perspective - présente dans l'art ancien - oui, tout n'est que recommencement éternel, comme Le roi Lion, tout à fait - visait à représenter la réalité telle qu'elle apparaît à nos yeux, et ce fut l'un des moments marquants de la Renaissance.
Une vague d'artistes suivit bientôt ses pas...



Mais ces peintres n'étaient pas comme les artistes tels qu'on les imagine aujourd'hui, insoumis et bohèmes - ils étaient des érudits, des scientifiques et des mathématiciens. Des James Cameron du pinceau ! ( j'en connais qui voient déja où je veux en venir. Je suis prévisible n'est-ce pas ? )
Giotto a montré que les peintures pouvaient créer une illusion du monde réel, mais cela soulevait une foule de problèmes qu'il fallait résoudre.
Contrairement à l'art médiéval, les gens ne pouvaient pas être représentés comme des personnages plats n'occupant aucun espace réel.
Pour rendre leur travail réaliste, les peintres devaient comprendre comment créer de la profondeur et de l'éclairage, former une perspective appropriée et animer les humains.
Fra Angelico a été parmi les premiers à essayer : 




Et c'est en partie pourquoi Léonard s'est tellement intéressé à l'anatomie humaine. Ses cahiers étaient remplis de conseils aux jeunes artistes, compilés par son héritier Francesco Melzi dans un traité intitulé « De la peinture ». Et voici quelques-uns de ses croquis. C'étaient là, expliquait-il, des connaissances vitales pour un peintre. L'apparence humaine extérieure ne pouvait pas être représentée de manière réaliste sans connaissance de sa forme intérieure.
Des connaissances qu'il - et d'autres - ont appliquées dans leur art. ( bref, je comprends pourquoi on édite souvent les croquis et les peintures à part mais ça a peu de sens quand on veut comprendre le making-of ).




Le peintre Paolo Uccello, quant à lui, était tellement obsédé par le point de fuite qu'il s'est apparemment retiré de la société et a passé des nuits blanches à essayer de le comprendre.
La chasse dans la forêt (1471) montre ses efforts à la fois pour le comprendre et pour le visualiser.

 

Leon Battista Alberti en 1431, Piero della Francesca en 1474, et Luca Pacioli en 1498 ont écrit des traités avec un soin presque maniaque à tenter de représenter les mathématiques dans un monde physique.



Et les progrès réalisés par ces peintres sont étonnants.
Des figures humaines en trois dimensions qui manquaient de dynamisme aux formes humaines pleines de vie et d'émotion, en passant par de la perspective basique aux fresques qui donnaient l'illusion de la réalité.
Une ère de progrès rapides.


En Europe du Nord, où le potentiel de la peinture à l'huile avait été lâché sur le monde par Robert Campin et Jan van Eyck dans les années 1430, les artistes ont commencé à représenter des matériaux avec un photo-réalisme troublant.
Les peintres de la Renaissance avaient appris à recréer....la réalité dans l'art !



Allez hop , avance rapide de quelques siècles jusqu'à la naissance de l'imagerie générée par ordinateur dans les années 1970, et soudain les artistes - numériques cette fois - ont été confrontés aux mêmes problèmes des 14e et 15e siècles.
Car les images de synthèses ( CGI pour faire court) , comme la peinture, tente de créer une illusion de réalité.



Les poses maladroites et les mouvements raides des premiers CGI ne sont pas si différents de ceux du début de la Renaissance, lorsque les peintres n'avaient pas encore appris à donner vie à leurs personnages.
Une situation qui, dans les deux cas, a rapidement changé. ( bon, les outils numériques aussi ont pas mal évolués en puissance durant ces dernières décennies ).


Un élément clef de l'animation des humains - ou de toute créature - est le gréement (mot emprunté au monde maritime : c'est l'ensemble des mats et cordes nécessaires )  en 3D, le processus de création d'un squelette virtuel avec lequel guider les mouvements de la figure.
Parfois, des systèmes squelettiques et musculaires virtuels entiers sont même créés pour assurer un réalisme maximal (on en revient à notre bon Léonard).


Ce qui semble familier à ce qu'Alberti a écrit dans les années 1430 :
"En peignant un corps, nous plaçons d'abord ses os et ses muscles, que nous recouvrons ensuite de chair et de vêtements, de sorte qu'il n'est pas difficile de comprendre où se trouve chaque muscle en dessous."





Mais ce n'est évidemment pas tout.
La lumière est également d'une importance vitale dans toute illusion de réalité. L'œil humain est incroyablement puissant et nous pouvons dire quand les choses ne sont pas éclairées correctement et donc semblent "fausses".
Le nombre d'ombres nécessaires pour faire quelque chose de réaliste est hallucinant : 
( la première chose , au cinéma ou à la télévision qui vous fait tiquer sur une incrustation d'un acteur ou d'un décor, c'est la luminosité qui ne colle pas avec le reste d'ailleurs. Ça peut être beau comme une cathédrale, si c'est la mauvaise lumière, tout s'écroule. Raison pour laquelle certains CGI pourtant voyants s’insèrent sans soucis dans la fluidité de lecture d'une scène : leur éclairage, lui , est travaillé comme jamais. Les épisodes II et III de Star Wars en sont un bon exemple. )


Et donc les artistes CGI ont longtemps travaillé pour représenter correctement la lumière, ce qui est souvent ce qui fait ou défait fonctionner une scène - en particulier avec un écran vert, lorsque l'éclairage ne correspond pas.
C'est pourquoi il existe des spécialistes et des programmes spécifiquement dédiés à l'éclairage CGI.
 


Et, bien sûr, la représentation des textures est un élément essentiel de CGI. Encore une fois, cela peut soit donner à quelque chose un aspect manifestement irréel, soit suspendre totalement notre incrédulité.
C'est ce que Jan van Eyck s'efforçait de faire au début des années 1400.






Pour être plus précis, regardez quelque chose comme du tissu (l'origine du tissu remonte à la nuit des temps,on estime l'apparition aux alentours de longtemps avant Jésus Christ ).
Remarquez comment Filippo Lippi parvient à représenter le genou du Christ sous sa robe, imitant la manière réelle dont les tissus se replient sur des formes solides. Ces choses ont également été un grand défi dans la création de CGI.




Qu'en est-il de l'émotion ? C'est l'une des choses les plus difficiles à animer et c'était aussi l'une des choses les plus difficiles à peindre - à la fois en raison de son expressivité et des textures et mouvements complexes du visage humain. Léonard a beaucoup écrit sur le sujet (en plus d'en peindre). En gros résumé : il disait qu'un peintre devait toutes les connaître, les reconnaître et les anticiper sur son sujet sinon le portrait aurait l'air plus mort que la mort elle-même.
Tout cela est encapsulé dans le personnage de Gollum, du Seigneur des anneaux, créé grâce à un mélange de capture de mouvement et d'animation entièrement numérique.
Il est considéré comme le premier personnage vraiment impressionnant fait de CGI, capable d'exprimer une émotion et une apparence semblant réelles. Oui, Jar-Jar ne compte pas. Même si George Lucas a bien déblayé le terrain ( vous n'imaginez même pas comme les Star Wars sont des films expérimentaux qui essuient les plâtres pour les autres ).



Bref,notre Gollum a quelque chose en commun avec la Joconde, le tableau le plus célèbre de Léonard, dans lequel il a illustré la technique révolutionnaire du "sfumato" - un flou des couleurs et des contours autour des yeux et de la bouche pour imiter la véritable expressivité humaine.
La conquête du réel commence vraiment. Voila pourquoi ce petit tableau peu impressionnant est si important et révolutionnaire.



Les artistes CGI et les peintres de la Renaissance étaient confrontés au même problème - comment créer une illusion de réalité.
De la diffusion de la lumière à la façon dont la peau humaine s'étire, cette tâche nécessite une étude approfondie du monde naturel et beaucoup de travail acharné. Léonard et ses contemporains ont peut-être décoré des églises tandis que les artistes CGI modernes travaillent dans des films et des jeux vidéo, mais les deux tentent la même chose.
Et, dans les deux cas, il est impossible de ne pas admirer leur talent artistique et leur savoir-faire.