Courant du mois de janvier, une amie me fait part de la citation de Georges Duhamel comparant le cinéma comme rien de moins qu'un "amusement d'ilotes, un passe-temps d'illettrés! ". Pris par le temps, les cours et de multiples œuvres à lire, à écouter ou à contempler (et parfois même à chroniquer), j'ai laissé le temps passer. Mais sans jamais oublier cette affirmation provenant d'un écrivain. Un être supposément instruit. Si chaque être humain sur cette planète a le droit d'avoir une opinion (à défaut que chaque être humain puisse l'exprimer librement), en tant que cinéphile mais aussi dévoreur de pages devant l'éternel (quel qu'il soit) je ne peux que me sentir visé et méprisé par un homme qui ne me connait même pas. Et malgré mon envie violente de laisser mes émotions parler (et on sait que lorsque je le fais, je ne suis pas des plus polis, cfr cet article) , je vais tenter de contre-argumenter cette déclaration de façon posée, réfléchie et logique.
Mais avant toute chose penchons sur le contexte de cette déclaration publiée dans " Scènes de la vie future". Il s'agit d'un ouvrage publié en 1930 et qui s'inspire du voyage de Duhamel aux USA en 1929. Voulait-il parler des américains en particulier lors de cette sortie ? Et d'ainsi participer à cette grande cause qui consiste machinalement à considérer nos cousins d'outre-Atlantique comme de parfais imbéciles sans aucune culture ni éducation ? Hemingway était américain et a reçu un prix Nobel de littérature. Et il n'est qu'un exemple parmi tant d'autres . J'imagine qu'il lui est arrivé d'aller au cinéma de temps en temps. Si c'est le cas, Mr Duhamel considère donc le brave Ernest comme un ignare. J'avoue user d'un syllogisme assez frappant mais il n'est pas interdit au syllogisme d'être parfois d'une logique implacable!
Ensuite, prenons la peine, non, le temps (car s'instruire n'est pas une peine) d'ouvrir un dictionnaire (dans ce cas précis le Larousse 2006) pour clarifier (au cas où) la signification d'illettré et d'ilotes… je tiens juste à signaler avant même d'ouvrir ledit ouvrage que je sais déjà que si j'étais illettré je n'aurais aucune chance de lire les définitions.
ILLETRÉ : adj. et n.1 Qui ne maitrise ni la lecture ni l'écriture. 2 Qui n'est pas lettré, inculte.
ILOTE : n.m 1 Hilote: esclave d'état à Sparte. 2 Homme réduit au dernier degré de misère, de servilité ou d'ignorance.
Tout ceci n'est certes guère reluisant mais force est de constater une logique dans ses propos : sans éducation de l'écriture et de la lecture il vous sera dur de percer dans le monde du travail et vous risquez donc en effet de vous retrouver dans la misère. Au moins son discours ne se contredit pas. On peut sans doute le décoder comme suit : "le cinéma est un plaisir de masse et il est de notoriété publique que la masse est un mouton de Panurge."
Maintenant que diverses bases sont posées, entrons dans le vif du sujet.
De tous temps, l'homme a tenté de représenter son environnement, ses pensées, ses rêves. Des chevaux de Lascaux aux visions futuristes de Spielberg…en passant par le dessin au départ, et lorsqu'il inventa le langage, l'homme trouva un autre support : les mots ! Pas une évolution ( du moins pas dans le sens artistique), un ajout (et quel ajout j'en conviens)! Avec les mots viennent les concepts, avec les concepts viennent des idées de plus en plus précises, de plus en spécifiques et explicables,les associations d'idées... Les mots sont devenus symboles sur une page, les dessins sont devenus peintures sur une toile, photos dans un cadre… images en mouvement sur une toile (quoique : illusion de l'image en mouvement soit plus juste).
figure 1 :l'homme peint ce qu'il voit.
figure 2 :l'homme peint ce qu'il imagine.
Le cinéma est pourtant un vivier artistique et littéraire. Un véritable agglutinement de différents arts préexistants et que faire coexister est un art à part entière! Cela va de la photo (le cinéma ce n'est que la projection de 24 images par seconde pendant près de deux heures, c'est la persistance rétinienne qui donne l'illusion du mouvement comme je le disais plus haut, un tour de magie optique, un tour de saltimbanque ? D'ailleurs le directeur photo sur un film donne sa texture à l'image comme un photographe préparant son cliché), au dessin (tant et tant de croquis pour les story-board, les décors, les costumes, les concepts, etc…), en passant par la musique ( l'art qui parle sans mot ni illustration visuelle, faisant vivre nos émotions jusque dans nos inconscients). Au niveau de l'art graphique l'on peut même rajouter l'infographie qui est un élément récurrent avec l'avancée des effets spéciaux. Et aussi la littérature. Je le faisais remarquer dans cet article, mais pour faire un film il faut un scénario.
story-board de Matrix.
story-board de Underworld.
story-board de L'attaque des clones.
l'infographie au service du rendu final du film.
Un morceau de musique, composé spécialement pour un film.
Un scénario cela s'écrit n'en déplaise au copain Georges ,or Neil Gaiman (romancier mais aussi scénariste télé,ciné et BD ) déclarait qu'il était infiniment plus aisé d'écrire un roman qu'un scénario. Paradoxal ? Pas vraiment: un bon auteur agencera sa description suffisamment intelligemment et avec de bien belles métaphores pour que l'imagination du lecteur fasse le reste et comble les manques de détails. Un scénario doit être plus spécifique pour que le rendu sur la planche ou sur l'écran corresponde parfaitement à la vision du scénariste. Voila déjà un point qui parle en la faveur de ceux qui font le cinéma. Et un scénario, n'est-ce pas une sorte de livret d'une pièce de théâtre ? Un art visuel également…et pourtant les adorateurs de Molière ou de Shakespeare n'ont pas droit aux insultes.
Et ce scénario, ce livret moderne, il faut le jouer : tenir et interpréter un rôle n'est pas donné à tout le monde, c'est tout un art et des plus respectés.Et il faut également le faire jouer. Le réalisateur se doit donc d'être metteur en scène,de diriger ("to direct") ses acteurs. Ce n'est pas pour rien que les anglophones parlent de " director" pour parler d'un réalisateur. Ce faisant, ne place-t-il pas ,même inconsciemment,la mise en scène plus haut que la virtuosité technique dans le maniement de la caméra ?
Et enfin,ce scénario peut aborder tous les sujets et tous les genres, comme le peut la littérature ! Et comme la littérature, les histoires racontées par le cinéma peuvent être enrichissantes et développer des idées,des concepts, faire se questionner le spectateur,...( Matrix et Inception ne posent-ils pas la question " où est la réalité ? ". Mieux que ça, pouvez-vous me prouver là maintenant que nous ne sommes pas dans la Matrice ?).
Steven Spielberg derrière sa machine à écrire.
deux pages d'un scénario.
un acteur (Heath Ledger) , interprétant un rôle.
Ceux qui s'amusent à aller au cinéma ne sont certes pas souvent conscients du travail effectué. Mais cela en fait-ils des illettrés pour autant ? Et ceux qui vont voir leurs films en V.O sous-titrées alors ? Ou des esclaves ? Des esclaves de qui au fait ? Voila un moyen d'expression qui transcende les classes. Que vous soyez riches ou pauvres, face à un film ne sommes-nous pas tous égaux : tous spectateur d'une réalité qui n'est pas la nôtre ? Que le film soit d'une bêtise abyssale ou d'un niveau de réflexion supérieur et nécessitant un engagement intellectuel de la part du spectateur ne semble rien changer pour Duhamel car il met tous les spectateurs au même niveau et donc tous les films au même niveau. Mais pourquoi ? Sans doute à cause de cette croyance absurde que les mots sont supérieurs à l'image! Pourtant un homme qui par son instruction et son travail acharné dans son apprentissage n'a-t-il pas dit un jour "Un dessin vaut mieux qu'un long discours ! " ? Cet homme s'était Napoléon Bonaparte. Et il n'est pas arrivé là où il était en étant inculte ! (bien que certaines rumeurs le disent en guerre contre l'orthographe).
Un dessin vaut mieux qu'un long discours...et pourtant "il écrivait des lettres bouleversantes à Joséphine devant Moscou qui brûlait" .
Bien sûr, le cinéma de par son accessibilité et sa surexposition a aujourd'hui une place centrale dans le monde artistique, et il serait faux de nier que c'est grâce à l'image en mouvement,le mouvement qui capte le regard de l'homme. Mais l'image en mouvement n'est - elle pas une extension métaphorique de la littérature au final ? Car une image en mouvement est changeante de nature, comme les pages d'un livre qui ne sont jamais identiques.Comme les mots qui courent sur des pages blanches et qui ,bien que fixes, s'effacent alors que nos yeux glissent vers leurs voisins de lettres et d'encre noir !
De plus, comme tous les arts, le cinéma a une histoire. Riche, très riche pour un moyen d'expression pourtant relativement récent comparé à ses grands frères. Et la retranscrire ici serait certes très intéressant mais également terriblement long. Sachez seulement que les frères Lumières ne sont pas la seule genèse de cet art et que c'est Georges Méliès qui réalisa le premier ce que cette nouvelle invention pouvait apporter à l'art visuel. Comme tous les arts il peut être décortiqué, analysé, débattu : on écrit des livres sur le cinéma et les réalisateurs : preuve en est que le cinéma peut donner naissance à des livres entiers et pas juste à une phrase toute simple dont les vers assassins n'empoissonnent qu'un peu plus l'âme de celui qui les a écrits! Et nourrissent la révolte de celui qui y répond !
Attention cependant,le livre "100 ans de cinéma" ne parle pas de cinéma, il s'agit d'une rétrospective sur le football italien !
En assénant cette phrase comme une vérité absolue, Duhamel tente de faire du cinéma un art bas de gamme. Mais les arts sont par essences poreux. Ils assimilent et laissent filer de la substance. Ce faisant ils imprègnent aussi bien nos esprits avides que leurs divers cousins artistiques. Ils se croisent, s'influencent, s'interconnectent et tentent désespérément de cartographier les aspirations, les craintes, les joies, les angoisses, les folies, etc…de l'être humain. Les arts sont donc sans fin et sans frontières. Et tenter d'en imposer un par rapport à l'autre, de les classer par valeurs est un acte d'une immense bêtise indigne d'un être supposément lettré et ouvert d'esprit! Bien entendu, sa déclaration vise plus le public que le cinéma lui-même, une porte de sortie sans aucun doute. Le but de tout art est de provoquer une ou des émotions. De faire vibrer le récepteur d'une quelconque manière. Et que ce qui est provoqué sont positif ou négatif, le but aura été atteint, faire ressentir des émotions. Toutes les formes d'arts en sont capables, toutes méritent donc une place égale (d'un point de vue humain par contre il est évident que chacun en fonction de ses ressentis et affinités effectue un classement des arts qu'il préfère aborder). L'art quel qu'il soit ne doit pas être réservé à une élite, ce n'est pas comme ça que l'on peut tirer les humains vers le haut. Si ce sont toujours les mêmes et leurs descendants qui s'élèvent alors il n'y a aucune amélioration de la condition humaine de possible.En traitant les amateurs de cinémas d'illettrés, Duhamel glorifie l'élite littéraire sans même comprendre qu'il la discrédite.
Si des illettrés et des pseudo-ilotes se rendent sans aucun doute au cinéma (et je ne parle pas forcément des hordes de sans-gênes qui envahissent de plus en plus nos salles…on peut avoir un cerveau et aucune manières correctes), ils ne constituent sans doute pas la majorité des spectateurs. Et même si c'était le cas, le déferlement constant sur l'écran de la somme de divers arts, et leur intérêts même bas pour ceux-ci une fois en dehors de la salle, n'est rien d'autre qu'une ouverture artistique dont les gens n'ont sans doute pas conscience mais qui les fait néanmoins rentrer dans un monde emplit de ce que l'homme fait de plus beau. Et qui ne les laisse pas indifférents.
De nos jours cependant, le discours envers le cinéma s'est fait bien moins violent de la part des écrivains. Parce qu'ils ont évolué pour la plupart directement dans un monde où il existait peut-être ? Pas forcément, car la BD aussi fait partie de leur monde et c'est elle qui est la cible le plus souvent des bien-pensants dont le regard sur les lecteurs de cet art est le même que celui que Duhamel avait sur les spectateurs adeptes des salles obscures. Je ne suis pas un illettré, et j'aime à penser que je ne suis pas totalement inculte (mais face à l'ensemble des connaissances humaines je m'incline humblement devant certains)… et si je suis l'esclave de quelque chose, c'est de mon amour pour le cinéma, la lecture, le Louvre, les dessins de quelques époques que ce soit du moment qu'ils provoquent en moi un sentiment plaisant, la photo ( de celle que je prends à celle que j'admire ou qui m'interpelle), la musique et les chansons…et de tant d'autres choses qu'il me reste et me tarde de découvrir.
Pour conclure,rendons à César : le titre est une citation de Jean Cocteau : cinéaste...et écrivain!
nb : quelques uns de mes films de chevet : Rencontre du 3me type,1941,Les aventuriers de l'arche perdue, The Fountain, Matrix, Inception, The dark knight,Porco Rosso,Blade Runner, Alien,Aliens,Agora,Garden State,Les poupées Russes,L'Empire contre-attaque,Kill Bill, Pulp Fiction,Retour vers le futur,...
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